EN

BONNIE BAXTER : PRÉSENT / PASSÉ / FUTUR

Jane's Journey
The Tragic and Premature Death of Jane
RatKind

Musée d'art contemporain des Laurentides (MAC LAU), Saint-Jérôme, Québec, 2018 - 2019
conservateur Jonathan Demers

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TEXTE DU CATALOGUE du conservateur, Jonathan Demers

Avant toute chose, j’aimerais faire part de la chance que j’ai eue de réfléchir au corpus que composent les dix dernières années de production de Bonnie Baxter – Jane’s Journey, 2008, The Tragic and Premature Death of Jane, 2016, RatKind, 2018. L’ensemble des oeuvres qui les composent ne sont pas ici intégrées. Une grande fortune critique entoure ce travail et je remercie ses auteurs, de qui j’ai lu les analyses avec attention.

Les deux séries réalisées entre 2008 et 2016 font l’objet de la présentation que l’on retrouve dans les salles du Musée, et la troisième (2018) prend place dans un local loué du centre-ville de Saint-Jérôme, un ancien bureau d’assurance dont on aurait cru qu’il fut déserté par ses occupants. Avec beaucoup de générosité, Bonnie m’a permis « d’écrire » avec son histoire et m’a autorisé la relecture que vous parcourez. Mes choix ont été dirigés par une volonté de soustraire de la séquence l’idée du temps, de ramener la ligne temporelle en un seul et même instant, téléportant ainsi l’image de Jane dans toute sa géographie, la dématérialisant jusqu’à sa transformation, sa rémission et allant jusqu’à sa réminiscence. Dans la mise en scène, j’ai porté une grande attention aux « points de vue », essayant de fracturer le temps par des percées où par moment des triptyques retrouvent leur séquence initiale.

Le récit de Jane a déjà été – Jane’s Journey, 2008 – tout comme celui de sa mort – The Tragic and Premature Death of Jane, 2016 – et leur restitution m’est dorénavant difficile à faire. Parce que, à ces deux histoires, s’ajoute la tierce part de la trilogie à partir de laquelle, ni le voyage de Jane, ni sa mort prématurée, ne peuvent être les mêmes. Alors qu’aujourd’hui apparait la suite de la vie de Jane – RatKind, 2018 –, il faut, inévitablement, réécrire ce qui s’est passé.

Au départ, le projet avait pour titre Passé Présent Futur, que nous avons reconfiguré en cours de processus en Présent Passé Futur. Tout comme on ne rêve jamais que de soi-même, on ne parle jamais que du présent. Qui plus est, il arrive parfois qu’un événement, en train de se faire, provoque la réécriture en temps réel des intuitions du passé, voire même du fil des événements. Le texte de Chintamani (écrit en 2016) qui commence, ou presque, l’exposition relève de ce temps retrouvé où la prémonition témoigne quelque part de la lettre d’intention.

Maintenant, Dick et Jane sont morts et je refuse d’en porter le blâme. Jane n’était qu’une idée, une image, le désir de quelqu’un d’autre. Elle était le joyau rêvé, la muse, mais elle est achevée, partie dans ce petit bateau rouge. Je suis devenu le rat. J’ai vécu dans les murs et mangé le bois pourri jusqu’à ce que vous arriviez. J’étais le lévrier qui hurlait et qui convoqua le chien trappeur au corps étendu sous la lune. J’étais le diseur de bonne aventure qui vous a fait trembler de peur. Je suis le phoenix qui revient des flammes et des cendres que vous avez enflammées. Je suis à nouveau moi-même, déchiré par les becs pointus, et poli par le sable scintillant. Je suis nouveau et dur et fort et ceci, au moins, je vous le dois.

Cette phrase qui interpelle directement « j’ai vécu dans les murs […] jusqu’à ce que vous arriviez » peut nous informer, aujourd’hui, sur le groupe à qui s’adresse l’auteur de la lettre. Mais avant de commencer, on doit parler de quelque chose qui aurait dû arriver, mais qui n’a pas encore eu lieu. L’été dernier, nous avions réussi à mettre en place le contexte nécessaire à la réalisation d’une murale conçue par Bonnie Baxter et qui devait être produite sur la place publique de Saint-Jérôme, à deux pas du nouveau Théâtre Gilles Vigneault. À 24h du début de sa réalisation et après avoir présenté moi-même la maquette aux autorités locales, fortes étonnées et à la fin fortes enthousiastes de soutenir la réalisation de ce projet, j’ai reçu un coup de téléphone m’informant que ladite murale ne pourrait être réalisée. Dans les heures qui ont séparé l’acceptation du refus, les autorités locales, qui ont une responsabilité civique, n’ont pas réussi à obtenir l’assurance que la murale n’allait pas causer de préjudice à leur réputation. Il faut comprendre que la murale fut montrée et discutée avec leur « entourage », et que la décision du retrait fut majoritaire. Si on peut à partir de cet événement développer plusieurs réflexions sur divers enjeux, c’est l’idée de l’aversion qui marque, celle qui mène au dégoût et qui passe inévitablement par la peur, celle qui fait figer, qui empêche d’agir, et surtout de comprendre. La peur dont il est ici question est politique, parce que les autorités locales, je le sais j’y étais, aimaient l’image proposée par Bonnie Baxter. Faisant fi de la réputation de l’artiste, de son importance régionale et nationale, de l’encadrement d’une institution telle que le Musée, et même de leur goût, ils ont eu peur de l’image, celle du rat, mais surtout de l’incidence de celle-ci sur leur propre image à eux. Nous ouvrons le parcours par un fragment de cette murale destinée à la place publique, et qui trouve sa place comme une brèche dans le mur de la galerie qui nous mènera un peu plus tard ailleurs dans la ville. Faite à la bombe aérosol comme le veut la tradition du graffiti, on y voit ce personnage circonscrit par une arche, la même architecture que l’on retrouve plantée dans le parc Labelle et qui encadre semblablement la statue du curé du même nom. Reprenant la mimique de la statue qui pointe vers le nord, figurant une attitude plus près de la résistance et arborant le masque manifestant la désobéissance civile, le personnage au dos arqué pointe plutôt vers une route opposée. Il contre-indique ce que la statue propose depuis près de 100 ans (Alfred Laliberté, 1924), statufiée, téléromantisée, comme le chemin à prendre pour arriver à la vie bonne pour les mortels. On pourrait taxer le personnage de vouloir jouer les trouble-fêtes, mais il pourrait aussi être là pour s’en prendre à l’autorité (qu’elle soit religieuse ou politique), ainsi qu’à l’intérêt personnel qui désincarné coup après coup le bien commun. Du même souffle, il pourrait être en train de nous dire… get the fuck out of here, pointant vers là où Jane regarde, derrière le mur, ou vers un jardin où les statues ont d’autres formes. Mais à partir de là, Jane sur son bateau rouge n’en fait qu’à sa tête, et bien que stabilisée par le sable, elle invite à entrer dans la pièce suivante.

Comme le nomme Chintamani dans sa lettre, Jane n’est qu’une image et ce voyage, dont la fin abrupte est marquée par sa mort, ne pourra jamais véritablement trouver sa fin. Parce que cette image de Jane, construite par Bonnie Baxter, est celle d’un archétype qui arbore la perruque blonde presque à la manière de notre personnage du début, qui lui, met sa tête de rat. Il faut, dans le cas du voyage de Jane comme dans celui de la résistance, agir par désobéissance. Refuser – d’une part l’état actuel d’un monde motivé, souvent sans le savoir, par la peur – et de l’autre, désobéir à la mort qui nous prend en filature, y résistant par l’icône, par l’image.

Jane’s Journey est un périple de reconnaissance, presque comme un voyage astral, de par la nature éthérée de certaines images évoquant le rêve, qui mène ce personnage dans des endroits précis qui ont déjà existé dans l’histoire de l’artiste (la maison familiale, son village, des routes déjà empruntées, par elle, mais aussi par le cliché voyageur). Il m’est difficile devant ces images de ne pas voir une forme de transcendance, l’apparition d’une sérénité de Jane devant son temps retrouvé, comme si la ligne du temps, celle d’une vie entière, apparaissant en un instant, dans plusieurs lieux, ouvrant sur une réelle manière d’échapper à la mort. C’est ainsi qu’est Jane, dans la vie de l’artiste, et pour nous qui la regardons, mettant en image les différents états de la conscience qui permettent de traverser avec sérénité le présent, le passé, et le futur. Jane dans son bateau rouge est parée pour la suite, seule la plupart du temps, parfois accompagnée de son chien dont l’âge avancé est dépeint comme une impression. Mais qu’arrive-t-il quand Jane abandonne la perruque dans le paysage, ou à la mer ?

De l’archétype de la blonde, Bonnie Baxter fait apparaitre à la fin du récit de Jane, au moment d’y donner la mort tragique, la figure du rat qu’elle présente comme son inconscient. Une forme de réincarnation qui revêt, à l’opposé de la séduisante Jane, la figure du rat pour qui les sentiments généraux soulèvent plutôt l’aversion et la peur. Le choix de cette figure est juste, et l’expérience de la murale confirme sa force, tout comme le refus d’afficher une telle image sur les murs d’un espace d’exposition, et pour des raisons identiques… les gens n’aiment pas les rats.

RatKind apparait dans un local loué occupé jusqu’à tout récemment par un courtier d’assurance. C’est là que nous avons installé la troisième partie de l’exposition, le troisième chapitre. Entre le Musée et le 330 de la rue Saint-Georges, vous aurez longé le parc Labelle et aurez remarqué dans un paysage d’hiver la statue, les arches, etc. Dans la foulée de cette marche, vous pourrez prendre connaissance de cette information, qu’en urbanisme, on calcule le nombre de rats vivants dans une ville en équivalence à ses habitants. 1:1, comme si nous avions tous et toutes notre rat de qui nous sommes l’image, ou à l’inverse, qui nous représente au sein de sa communauté.

On trouve dans cette nouvelle série d’images une communauté qui a retrouvé, dans un paysage singulier, un espace commun à partager. Est-il nécessaire de savoir que ce jardin est celui de l’artiste, là où elle vit depuis 1983 ? Peut-être, si le voyage de Jane avait pour destination un exercice de mémoire, l’habitat de ce nouveau groupe à proximité de l’intime a, pour la suite du récit, sa part de sens.

Il faut, dans RatKind, voir une réponse à un état général de la vie actuelle où la peur devient un véhicule de constitution identitaire et politique, avec le danger que cela présuppose. La désobéissance de l’un, qui a tenté de se faire voir sur les murs de la ville afin de confronter son image à celles des autres, devient pour sa famille le paradis inventé des peurs assumées.

À travers son voyage, et même dans sa mort, Jane s’est éprise d’une mission, celle de confronter ses peurs et de transcender la plus vertigineuse de toutes, la mort. L’image du rat comme véhicule d’une peur ambiante n’aurait pas pu être mieux choisie pour donner suite aux récits de Jane (ni le bureau d’assurance). La responsabilité qu’elle s’est donnée s’élargit, ici, au sein de cette communauté, quelque part issue de son inconscient. Cette responsabilité est celle que nous avons tous de confronter nos peurs, pour nous même, mais surtout pour les autres. Les répercussions de ces refus sont nombreuses, et dépassent de loin celle du retrait de la murale. Parce que cette domination de la peur – peur du rat, de l’autre, peur des images, peur de son image… – dissimule à travers les réponses individuelles, civiques et politiques, des enjeux personnels qui ont des conséquences sur la vie collective.
Mais qu’arrive-t-il quand Jane abandonne sa perruque dans le paysage, ou à la mer ? Tel un Phoenix qui revient des flammes et des cendres, elle est à nouveau elle-même, déchirée par les becs pointus et polie par le sable scintillant. Elle est nouvelle et dure et forte et ceci, elle le doit aux rats qui habitent désormais son jardin, manifeste d’une image qui ouvre avec compassion sur des perspectives nouvelles.

Dans le bureau du PDG de la compagnie d’assurance, dont les reliques trainent encore, une image de ce chien que l’on a vu aux côtés de Jane est installée, comme si son cadre faisait abstraction de la chaise qui pourrait l’abîmer. Appartenant à la série de la mort de Jane, on y voit l’animal qui regarde le photographe, qui ne peut être que Jane, dans un décor où le temps est démultiplié par les 4 saisons qui composent le paysage. À ses côtés, le regardant du coin de l’oeil, un rat dans la neige. Ce portait en buste, de dos, la tête en trois quarts, correspond au langage visuel de Jane. S’il n’y a que l’image pour traverser la mort et les autres pour trouver sa sérénité, son dénouement ne peut-être que … Jane dans la neige, prise en novembre 2018.

Jonathan Demers

Bonnie Baxter souhaite remercier, très sincèrement, tous ceux et celles qui ont participé au projet.

Tommy ASSELIN, Christine UNGER, Florence-Ariel TREMBLAY, Corinne BEAUMIER, Alana RILEY, Michel DEPATIE, Shawn DAVIS (HOAR), Juliana España KELLER, Mathilde ROHR, Alix DUFRESNE, Etienne Camille CHARBONNEAU, Dalen KESWICK, Jac BEAUMONT, Estreilla LUNA, Zeneb BLANCHET, Nikki KUENTZLE, Megan MOORE, Alain PIROIR ATELIER-GALERIE, Etienne FORTIN, SAGAMIE, Jacinthe MICHAUD, Sarah DEVOS, Jonathan DEMERS, Manon QUINTAL, Elizabeth LAUZON, Christelle RENOUX, Karina NEWCOMBE, Marie-Isabelle de MELO, Atelier de l’Île et Michel BEAUDRY.
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RatKind, INSTALLATION 330 Rue Saint-Georges, Saint-Jérôme, Québec, 2018-2019

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