EN

BAPHOMET
2005, Œuvre numériques sur toile chaque 152.40 x 152.40 cm (60 x 60 pouce)

Pascale Beaudet

VOILEMENT, DÉVOILEMENT II


AUTOPORTRAITS

Ces dernières années, la récurrence des autoportraits marque le travail de Bonnie Baxter. Depuis toujours, l’abondance des détails dans ses oeuvres ainsi que leur superposition captent le regard et mènent à une hybridité assumée. C’est à partir de ces axes que mon texte s’orientera. Axes déterminés à partir des oeuvres elles-mêmes, et non à partir d’une mise en exposition.

Historiquement, l’autoportrait, chez les femmes artistes, a été un genre très pratiqué, particulièrement du XVIe au XVIIIe siècle. À titre d’exemple, les nombreux autoportraits de Sofonisba Anguissola au XVIe siècle ont été réalisés pour répondre à la grande curiosité suscitée par la notoriété de l’une des premières femmes artistes italiennes ;au XVIIIe siècle,ÉlizabethVigée- Lebrun se représente souvent, seule ou avec sa fi lle ; à la même époque, Angelica Kauffman, en plus de ses tableaux d’histoire, a aussi peint bon nombre de représentations d’elle-même. Les autoportraits plus anciens représentent tantôt la femme, tantôt l’artiste au travail. Un narcissisme certain les sous-tend ; en même temps, c’est aussi le besoin d’argent qui les a fait naître, surtout avant le XXe siècle. Être son propre modèle évitait des frais et évitait les commérages lorsque le modèle était masculin ; de plus, les collectionneurs étaient curieux de connaître, unies en une seule image, l’artiste et son oeuvre. L’emprise du regard masculin sur le corps féminin y jouait aussi un grand rôle.

Quoi qu’il en soit, de nos jours, l’autoportrait occupe encore une place de choix dans les représentations artistiques, qu’elles soient masculines ou féminines. Pensons notamment à Cindy Sherman, qui pratique l’autoportrait de façon obsessionelle dans ses photographies où elle incarne différents personnages. Dans ses grandes impressions numériques, Bonnie Baxter fait disparaître son corps pour ne montrer que son visage. La question est délicate et plus d’une artiste féministe se l’est posée dans les années 1980 : comment faire pour déjouer les pièges du regard masculin lorsqu’on est une artiste féministe et qu’on se représente soi-même ? Pour n’en citer qu’une, l’artiste britannique Mary Kelly a délibérément choisi de ne pas se dépeindre et utilise des expédients éloquents — vêtements, objets divers — pour échapper aux stéréotypes et fuir la pulsion scopique de la libido masculine. La solution de Bonnie Baxter est de superposer les épaisseurs, d’ajouter des voiles (au contraire de Salomé et de sa danse des sept voiles, effectuée dans un but bien précis !). Pour éviter la complaisance, elle accumule les textures sur son visage : la rugosité de la pierre, les coulures semblables à des crevasses, les aspérités de l’écorce d’un arbre, le tremblement d’une exposition lente, les découpes tristes d’un paysage ravagé par l’incendie, des taches de lumière, une fi ne gaze trouée... Ces textures se rajoutant à l’image de départ viennent la perturber.

Ces autoportraits texturés ont un illustre devancier : en 1959, Marcel Duchamp fabrique cet objet hybride, midessin mi-moulage, qu’est With my Tongue in my Cheek. Cette oeuvre est à la fois mortuaire et commémorative, par sa référence aux empreintes de visages faites par plusieurs civilisations anciennes ; elle est aussi ironiquement représentative. Assemblage inhabituel de deux techniques, doté d’une protubérance granuleuse, cette représentation de lui-même n’est certes pas fl atteuse.

Un peu de la même manière, dans certains autoportraits, Bonnie se mesure au temps qui passe, le devance, le littéralise en s’associant à la nature. S’ajoute ici une attitude panthéiste devant la nature, ce qui n’était pas le propos de Duchamp. L’artiste s’inscrit comme faisant partie de la nature, sans la dominer.

D’autres autoportraits traduisent des humeurs, calmes ou agressives, qui transforment l’artiste.Ainsi, Molten métamorphose l’artiste en personnage diabolique, aux yeux étranges, dont le visage rouge et crevassé est traversé de points de lumière. Sur Chi-Chi Lips, la gueule de Chi-chi est superposée au visage de l’artiste, comme si elle s’identifi ait à lui en train de grogner. Ces autoportraits sont donc comme une galerie de portraits, la description des différentes composantes de la personnalité de l’artiste. Cependant, si « je est un autre », selon la formule d’Arthur Rimbaud, alors ces facettes sont un miroir que l’artiste tend aux spectateurs.


L’ABONDANCE

Devant les oeuvres de Bonnie Baxter, on ne peut qu’être frappé par la luxuriance des détails et des couleurs. Cela peut sembler une banalité, mais la façon d’articuler les détails peut mener à la lisibilite ou l’illisibilité de l’oeuvre. Le détail comme opérateur théorique a été fi nement défi ni par Daniel Arasse, toutefois il l’a appliqué à des oeuvres d’avant la modernité. Je tenterai ici d’appliquer cet instrument d’analyse aux oeuvres de Bonnie Baxter.

Le regard a deux modalités : le lointain et le proche. La vision de loin unifi e, donne une impression de cohérence, parfois fausse. De près, cet aperçu unitaire peut se décomposer. Si l’on excepte les oeuvres minimalistes, la majorité des tableaux ou des estampes foisonnent de détails qui, en général, se subordonnent à l’ensemble. Dans d’autres cas cependant, le détail est soit incongru, soit surabondant et il déstabilise la façon dont on aborde l’oeuvre. Les tableaux d’Arcimboldo, et notamment ses tableaux « réversibles », qui sont lisibles à l’endroit et à l’envers, sont un bon exemple de lisibilité dans le chaos. Les légumes et les fruits assemblés pour composer un visage donnent une illusion de portrait, qui est démenti par chaque fragment du tableau. Pourtant, on reconnaît bien qu’il s’agit d’un portrait. Au surplus, si on a connaissance de toutes les informations historiques, on peut aussi décrypter une allégorie.

Dans ces oeuvres, l’oeil erre à travers les différents éléments et ne sait plus où s’accrocher, s’arrêter pour se fi xer quelques instants, se re-poser. Cet affolement de l’oeil, voulu par l’artiste, fait écho à la perte des repères vécus depuis le début de la postmodernité. Une hiérarchisation calme et ordonnée ne semble plus en phase avec notre époque.

Dans la plupart des oeuvres de Bonnie Baxter, le détail surabondant ne se distingue qu’en s’approchant d’elles. Au surplus, il est parfois impossible de distinguer sa provenance ou l’ordre dans lequel chacun a été appliqué. Cette abondance et ce désordre correspondent à une représentation éclatée du Moi, à sa mise en pièces. La fiction autobiographique s’y déchiffre peu. On met bout à bout quelques pièces : la confrontation avec le processus du vieillissement, la proximité avec la nature, le jeu, le déguisement. Mais là n’est pas le but de l’artiste. Elle invite plutôt à un éclatement visuel où les émotions sont conviées.


ONIRISME ET HYBRIDITÉ

Les coquelicots, une série de douze impressions numériques, plus récente celle-là, s’inscrit dans le domaine du rêve. Les autoportraits sont moins présents ici et les coquelicots dominent la série, par leur forme et aussi leur couleur fl amboyante, à laquelle se joint le vert, couleur complémentaire.

L’oeil y avance à tâtons, si je peux ainsi dire, en étudiant chaque forme avant de la reconnaître. La superposition des images se fait encore plus chevauchante. Des architectures, des personnages, des paysages se mélangent aux fl eurs, dans des combinaisons inattendues. L’hybridité habite les images.

Ce concept d’hybridité, très utilisé dans les années 1980, garde sa pertinence, même s’il semble avoir été délaissé depuis quelques années par les critiques du Québec. Car l’hybridité reste certainement l’une des caractéristiques des oeuvres contemporaines. Dans le présent contexte, elle indique le lieu où interagissent plusieurs types d’images. L’hybridité n’est pas le mélange où l’unifi cation lisse les sens. Il n’est pas non plus l’hétérogénéité, où des éléments cohabitent sans lien. L’hybride procure un renouvellement du sens ; au niveau de la représentation, il joue sur le déplacement par rapport au visible et au connu. À partir d’un contenu hétérogène, Bonnie Baxter crée des oeuvres hybrides. L’hybridité, dans la série des Coquelicots, permet d’accoler des éléments qui n’ont pas de lien entre eux, de juxtaposer des échelles qui n’ont pas de rapport ; dans d’autres oeuvres, elle peut qualifi er des monstres improbables, sympathiques ou effrayants, ainsi que leur mise en espace. Ces monstres ne sont pas sans rappeler des tableaux anciens, ceux de Jérôme Bosch notamment, et plus récemment les assemblages surréalistes de Dali ou d’Ernst. Baxter ajoute toutefois des détails dans une forme qui complexifi ent les fi gures et les rendent pour certaines presque indescriptibles à force de superpositions, tout en étant déchiffrables pour l’oeil, voguant dans les méandres des affects. Ainsi, un chien peut ressembler à un crocodile et le corps de Chi-Chi se composer de bras et de mains joints, ou être doté de pattes de poulet.

Ces formes qui échappent presque au dicible rejoignent les zones de l’imaginaire où le merveilleux et le terrible se côtoient, la plénitude de la vie et les affres de la douleur ou de la guerre. Le portrait ne serait pas équilibré si je n’y ajoutais l’humour qui se trouve dans les oeuvres, souvent convoyé par l’emblématique divinité Chi-Chi.